Vincent Keisen Vuillemin (Zen Soto)
Mon regard sur la réalité de la violence à partir de mes convictions
L’être humain est doué de conscience et non seulement d’instincts de survie. Le terme de violence prend également un autre sens dans le monde humain que dans le monde animal. Etre conscient de la violence devrait permettre de canaliser et de dépasser un pur instinct animal, en suivant une réflexion sur l’interdépendance des êtres. Ceci devrait le retenir de créer un monde de violence mais bien au contraire de lutter contre elle pour établir un monde pacifique dans lequel il pourra vivre harmonieusement. Un être humain peut apprendre par détachement à ne pas accepter tout ce que son désir lui propose. En ce sens l’être humain doit lutter contre certains de ses instincts primitifs et changer son karma. En effet bien que nous soyons tous porteurs d’une histoire remontant non seulement à notre existence en ce monde depuis notre naissance mais également porteurs de toute l’histoire humaine et terrestre, nous disposons à chaque instant de la liberté de décision et donc de changer notre karma qui ainsi évolue de façon dynamique. Chacun peut réaliser que la violence s’oppose au fondement du bouddhisme qui est la compassion pour tous les êtres sensibles, y compris soi-même. Il reste néanmoins en lui des relents de violence inhérents à sa propre survie. Il risque donc de se retrouver lors de circonstances extrêmes devant un choix existentiel : violence ou compassion.
Dans le bouddhisme zen toutes les existences ne sont que des phénomènes, aucune d’entre elles ne peut prétendre exister uniquement par elle-même. Il n’existe aucune existence séparée de la totalité des choses et des êtres. D’autre part notre vie est considérée de toutes façons éphémères. Nous sommes une forme transitoire du Tao, et en même temps cette forme est réelle lorsque nous sommes vivants. Nous venons du Tao, ou du dharma, et nous y retournons. Il ne s’agit que d’une transformation. Vu de cette façon l’être humain n’attache que peu d’importance à l’origine particulière de sa naissance. L’existence humaine n’a pas de mystère : comme la forme d’un pot en terre cuite provient de l’argile, de l’eau et du feu, nous provenons de la terre, de l’eau, de toutes les existences indifférenciées du monde. A notre naissance nous prenons une forme humaine, à notre mort celle-ci se désagrège et se transforme à nouveau dans de multiples éléments qui forment notre monde. Ainsi nous ne nous attachons pas à maîtriser notre origine ou notre destinée future, nous savons d’où nous venons et où nous retournons. Il n’y a aucun mystère Si l’on remonte aux origines nous provenons comme toute matière de la vacuité qui contient toute énergie et toutes potentialités. Et à notre mort nous retournons dans l’immensité des choses et des êtres non identifiés. Il n’y a pas de renaissance individuelle dans le bouddhisme zen mais une dissolution dans notre monde. Le problème est de savoir quoi faire et comment le faire pendant le temps de notre vie, non de se poser la question purement personnelle de savoir quel pourrait être notre futur après notre mort.
A propos du karma deux notions se complètent : nul n’échappe à la loi des causes et des effets et en ce sens nous portons en nous un karma qui aura de l’influence sur notre vie. Mais en même temps, à chaque instant nous pouvons décider de notre vie, prendre notre destinée en mains, et changer notre karma. Le karma est donc un concept évolutif et totalement dynamique, car nous le modifions à chaque instant par nos actions. Notre vie n’est pas déterminée mais soumise à de multiples influences et décisions libres.
Une des caractéristiques du bouddhisme est d’accepter que tout le monde soit sauvé sans distinction de religion, de croyance ou d’appartenance quelconque. Le bouddhisme ne contient aucun dogme ainsi son art de vivre, sa philosophie, ses pratiques spirituelles, son humanisme peuvent en conséquence être ouverts à tous. Il n’existe pas de population privilégiée ou de peuple élu, il s’agit de sauver tous les êtres sensibles. Il ne repose donc aucunement sur une quelconque séparation entre les uns et les autres, mais bien au contraire sur le rassemblement de tous. Le bouddhisme idéal n’a aucun ennemi. Les différences ne sont pas forcément une cause de confrontation parce que les vérités peuvent être multiples. L’idée d’une vérité unique peut nous inciter à vouloir affirmer que seule le nôtre est juste et que par conséquent les autres sont dans l’erreur.
Il se trouve néanmoins qu’il est impossible de réaliser un tel idéal, si bien qu’en pratique le bouddhisme reste en-dessous de son idéal originel. Un tel idéal ne peut être pratiqué totalement par un être humain. En ce sens le bouddhisme consiste à pratiquer ce qui est impossible à pratiquer. D’autre part ce serait une illusion que de croire qu’il puisse dans tous les pays être vu de façon séparée du monde socio-politique et du tissu social. Ce n’est qu’en Occident, et récemment par rapport à sa longue histoire, que se trouve cette vision idéale du bouddhisme basée sur une spiritualité individuelle. Selon les conditions, lorsque le bouddhisme devient une religion d’état, où une religion majoritaire de naissance, il peut manifester chez ses membres des poussées nationalistes ou exclusives du fait de ses relations dans certains pays avec le pouvoir, comme cela s’est passé au XXème siècle dans le Japon impérial, ou en Birmanie actuellement. Il s’agit plus d’un phénomène culturel et politique et rien de spécifique dans les écrits bouddhistes zen ne pousse à de tels débordements, si ce n’est une interprétation alors vidée de tout respect humain de certaines factions influencées par les conditions politiques d’une époque et le pouvoir.
Le bouddhisme attache beaucoup d’importance à la notion d’interdépendance. Tous les êtres, la nature, toutes les choses sont en interdépendance sur notre planète. Personne ne peut prétendre ne vivre que par lui-même. L’interdépendance est la source de l’écologie, la protection de notre monde, créer un monde dans lequel chacun puisse vivre est très important. En ce sens les pratiquants bouddhistes peuvent exercer une force de résistance aux multinationales qui pourrissent l’environnement.
Notre société devient de plus en plus matérielle et les valeurs religieuses ont tendance à disparaître. Les gens n’attachent plus aucune importance à un référentiel religieux ou spirituel. Le bouddhisme, ouvert à tous et pacifique dans son essence, peut donc apporter un refuge pour les personnes désireuses de ne plus suivre un modèle de vie purement matérialiste. Mais en essence le bouddhisme est une Voie spirituelle qui pratiquée avec détermination, permet à chacun de résoudre le mieux qu’il peut les souffrances inhérentes au fait d’exister.
Il s’agit de regarder en face si le bouddhisme contient intrinsèquement en lui-même des racines de violence ou si cette violence ne fut et n’est qu’une fabrication humaine construite à partir d’interprétations déviées des textes et de sa philosophie fondamentale. Qu’elle est-elle et comment peut-elle être mal interprétée ? Regardons.
Le bouddhisme mahayana attribue une importance fondamentale aux notions de vacuité, d’interdépendance et d’impermanence de toutes choses et de tout être. Les êtres en particulier sont naturellement dénués d’ego propre, ceci au profit de représenter eux-mêmes une forme du Tao reliée à tout et éphémère. La notion du moi, séparé des autres, existentiel, est abandonnée, et donc toute existence vue comme individuellement unique perd de son importance. Bien que ceci soit un élément en faveur de la communauté et de l’unité des êtres et des choses, et donc favorisant une compassion naturelle et fondamentale, mal interprété cela pourrait être pris faussement pour argumenter que mettre fin à une existence perdrait une grande partie de sa gravité. Comment pourrait-il y avoir meurtre si tout est vacuité ? Si le tueur et sa victime ne sont que des caractères illusoires ? Il est évident néanmoins que toute forme de vie, reliée à tous les êtres, doit par ce principe même être respectée. Cette première confusion peut commencer à nous éclairer.
Le fait que l’ego soit vu comme sans dimension existentielle peut, si mal interprété, ouvrir la voie à des interprétations riches de dangers : l’empereur serait l’incarnation de la sagesse sans ego de l’univers, l’Etat du Japon serait le détenteur de la religion bouddhiste, ceci conduisant à une japonisation du bouddhisme. Si aucun ego n’existe de manière essentielle, aucun ego ne peut donc être blessé. On imagine donc les suites que peut avoir un tel raisonnement. On touche là à une confusion subtile entre l’existence et la non-existence. Bien que l’ego n’ait aucune existence propre, sa forme néanmoins est réelle, qui est également notre existence. Celle-ci doit être absolument respectée comme celle de tous les êtres.
L’essentiel dans le bouddhisme est de sauver tous les êtres des souffrances de leur existence. On pourrait dire qu’il s’agit d’une doctrine du salut, dominée par la volonté d’atteindre l’éveil suprême. Il s’agit également pour cela de transformer son karma par des actes bien intentionnés. Il pourrait s’en déduire que l’intention, bonne ou mauvaise, est un facteur déterminant. Dans ce cas de mauvaises actions faites avec une bonne intention, comme de sauver la Chine de son désordre généralisé ce qui était dans l’esprit des Japonais pendant la guerre sino-japonaise, ne constituerait pas une transgression. L’intention pure de sauver le Tao en cas de menace n’en constituerait pas une non plus. Dans un tel raisonnement, le moine y bénéficierait d’un statut supérieur où la défense de la Loi, générant un karma bénéfique pour tous, serait au-delà de la vie et de la mort. Il serait donc exempt de culpabilité. On peut donc voir à quels débordements passés ou actuels une telle interprétation erronée de l’éthique bouddhiste peut donner lieu et justifier la violence. Ceci provient d’une mauvaise compréhension de l’éveil dans le bouddhisme. En effet l’éveil n’est pas une notion individuelle, mais universelle. S’attaquer à tout être est s’attaquer à toute l’humanité, en ce sens la violence doit être entièrement bannie de toute pratique bouddhiste, car contraire au principe même d’interdépendance et d’unité.
Aucun texte bouddhique ne justifie aucun fondamentalisme : il s’agit d’aider, de sauver les êtres, de faire preuve d’actes salvifiques et non de leur imposer par la violence une doctrine qui en théorie les sauverait. Il y aurait là une contradiction fondamentale. Lors de différentes époques, et encore maintenant pour certaines mouvances fondamentalistes, la plupart des religions ont voulu imposer à d’autres humains leur paradigme par la force, tout en proclamant de façon hypocrite qu’ils le faisaient dans le but de les sauver, justifiant par là même leurs meurtres et annihilant toute culpabilité. A la limite il valait mieux qu’ils meurent s’ils ne voulaient pas être « sauvés ». Le bouddhisme dans son histoire n’est pas non plus étranger à un tel raisonnement, à une telle violence. Comme son idéal est très élevé, une telle contradiction apparaît encore plus flagrante et incompréhensible de la part d’une religion d’ouverture et de sagesse.
Un tel point de vue éthique et de non-violence est fondamental pour les pratiquants en Occident, suivant en cela la culture répandue à l’heure actuelle : abolition de la peine de mort, respect des orientations individuelles, liberté de culte, séparation de la religion et de l’Etat qui évite en cela toute collusion de pouvoir. Il est donc effrayant pour un occidental de voir encore aujourd’hui des guerres de religion, des exactions, voire des génocides, perpétrées à partir de motifs religieux déviés de doctrines par elles-mêmes pacifiques. Chacun de ces débordements fondamentalistes, de quelque religion ou pratique spirituelle qui soit, doit être absolument décrié et combattu. Mais voilà, comment les combattre sans tomber dans la violence ? Sans justifier une violence appliquée pour en arrêter une autre ? Par la non-violence comme Gandhi ? Peut-on éradiquer la violence religieuse ? A quel prix ?
Du moment que la violence existe reliée à des questions religieuses, le problème se pose. Il s’agit d’éviter que le mal n’apparaisse. S’il est apparu, il s’agit de le diminuer, si la violence apparaît, il s’agit de la diminuer. Pour cela il y a d’autres méthodes que la guerre. Il faut en comprendre les racines profondes, les inégalités économiques, les nationalismes, les peurs, le pouvoir : tout cela est lié. Dans le bouddhisme, la première personne sur laquelle il faut agir est soi-même. C’est nécessaire mais est-ce suffisant ? Que le chemin soit long n’empêche nullement l’homme et la femme de foi d’avancer.
Les manifestations individuelles et collectives de la violence
Les valeurs fondamentales d’un bouddhisme “idéal” sont celles de la compassion pour tous les êtres, du respect mutuel et d’une haute éthique morale et humaine. C’est d’autre part en son essence une religion non-violente préconisant souplesse d’esprit et ouverture à tous. Il n’y existe aucun dogme fondamental ni aucune autorité ecclésiastique ultime et par conséquent on ne peut parler d’orthodoxie bouddhiste ou de fondamentalisme. Ce n’est que récemment au cours de son histoire, et ceci principalement avec son avènement en Occident, que le bouddhisme est devenu une foi individuelle, et non plus une pratique communautaire indissociable du paysage socio-culturel dans lequel il s’est développé. Malgré son caractère universel le bouddhisme doit être compris dans son contexte culturel. En ce sens ce contexte est différent dans la société occidentale d’aujourd’hui qu’il ne le fut en Asie dans le cours de son histoire ou encore actuellement. Le principal écueil réside donc dans les rapports de cette religion avec les cultures qu’elle rencontre, engendrant un écart entre les valeurs intrinsèques citées et leur mise en pratique dans la réalité d’une société.
Non seulement le bouddhisme n’est pas une doctrine, mais de plus il est certainement très loin d’être une doctrine unique. Les luttes inévitables entre ethnies, religions, races, ou simple croyances – surtout lorsque le bouddhisme est implanté comme une religion principale dans un pays, et qu’il ne peut donc éviter d’avoir des rapports de dépendance par rapport au pouvoir politique -, sont généralement dues non à des luttes de doctrine de base mais à des luttes socio-politiques ou culturelles. Ce phénomène est grandement favorisé dans de tels pays d’Asie par le fait que même le bouddhisme a une tendance à soutenir le pouvoir politique pour maintenir sa position prédominante au sein du peuple, et ne pas perdre l’aval du pouvoir qui lui garantit une influence certaine, revenus et sécurité.
Dans les pays occidentaux où le bouddhisme est une pratique choisie librement par ses adeptes, une philosophie de libération des êtres, et un mode de vie compassionné ce genre de conflits généralisés en affrontements entre le bouddhisme et d’autres religions n’existe pas. Il faut dire que le bouddhisme y reste largement minoritaire et pratiqué par une population qui a fait un choix spirituel inspiré d’une détermination et d’un engagement conscient. Il ne s’agit pas d’un bouddhisme englobant toute une population. Il en va tout autrement lorsque le bouddhisme devient une religion de masse et se trouve majoritaire dans un pays. Le bouddhisme est une mosaïque, il faudrait d’ailleurs parler de bouddhismes au pluriel tant il existe des tendances, des pratiques et des lignées différentes de transmission spirituelle.
En Chine à partir du deuxième siècle avec l’arrivée des moines indiens qui suivirent l’ouverture de la route de la soie, les empereurs favorisèrent beaucoup l’installation du bouddhisme qui apportait un élément pacificateur surtout dans les régions limitrophes de la Chine où s’élevaient des conflits incessants. Ceci dura jusqu’aux grandes purges du neuvième siècle lorsque le nombre de moines devint si important que cela créa des problèmes d’approvisionnement vu qu’ils se nourrissaient grâce aux populations paysannes qui leur fournissaient des aumônes.
Au Japon le bouddhisme chercha à regagner son influence perdue au profit du Shinto lors de l’ère Meiji. Il s’allia donc au pouvoir impérial pour récupérer sa position et ses avantages. Dans ce processus il jura obéissance à l’empereur et soutint le pouvoir impérial jusque dans les guerres contre la Chine et les puissances alliées. A ces occasions de nombreux maîtres du zen utilisèrent des notions de la philosophie bouddhiste pour justifier la guerre. Ces notions en elles-mêmes n’apportent aucune justification à la guerre, mais leur interprétation déviée dans la société impériale par certains maîtres de la transmission zen et nourrie du bushido permettra de façon surprenante de justifier une guerre juste, même allant jusqu’au point de parler de guerre compassionnée.
Le mouvement nationaliste bouddhiste en Birmanie est également en guerre contre certaines populations musulmanes qu’ils excluent et martyrisent en violation de la loi première du bouddhisme qui est la compassion envers tous. Leur ultra nationalisme est soutenu par ailleurs par la junte en place.
Aujourd’hui en Occident, le bouddhisme ne fait pas de prosélytisme et n’entre en conflit avec aucune religion. Chacun par exemple peut très bien pratiquer le zen tout en étant catholique, protestant, ou de toute religion. Des moines bénédictins pratiquent d’ailleurs régulièrement la méditation zen et entretiennent des relations cordiales avec des communautés zen.
Il faut ajouter que le bouddhisme a mis la barre très haute dans le respect des valeurs de compassion et de non-violence. Ceci lui a permis au cours des siècles de maintenir ces valeurs, mais parallèlement les cas de violation de ces valeurs fondamentales ont par la force des choses soulevé de nombreuses questions, faisant apparaître clairement que le bouddhisme fut et est forcé de rester en-deçà de son idéal dans sa pratique journalière. Si l’on veut comprendre certains rapports entre le bouddhisme réel, et non idéalisé comme en Occident, et la violence il s’agit alors de se pencher sur son histoire, et d’étudier quelques cas de dissonance entre théorie et pratique. Nous pourrons alors voir par la suite si les germes de cette violence peuvent ou non être trouvés dans les textes originaux définissant le courant bouddhiste.
En Occident aucun repli identitaire n’est observé. Néanmoins dans d’autres pays d’Asie où les conditions d’exploitation par des puissances étrangères peuvent donner lieu à des effets catastrophiques, ou lorsque des valeurs culturelles élitistes font partie du patrimoine culturel depuis des siècles, le bouddhisme peut être utilisé comme valeur socio-culturelle et politique d’une identité nationale. Dans de tels cas, le bouddhisme se trouve très loin de son idéal premier de libération et peut donner lieu en son sein à des groupes de soutien, des factions nationalistes ou racistes. Il faut se rappeler que le bouddhisme en Asie est une religion populaire, du peuple, et non une Voie individuelle dans laquelle chaque pratiquant tend vers une haute dimension spirituelle et en porte la responsabilité totale en toute indépendance. Prenons quelques exemples : le bouddhisme zen japonais de l’ère Meiji à 1945, les sectes bouddhistes de Birmanie, la lutte entre monastères et le rapport entre le bouddhisme et les femmes.
Déjà autour des années 1200 à 1300 sous les Togukawa, le bouddhisme s’est instauré comme une religion d’Etat au Japon. Néanmoins sous l’ère Meiji il fut considéré comme une religion étrangère au Japon par rapport au Shinto et perdit donc son influence. Dans l’espoir de regagner le terrain perdu, certains dirigeants bouddhistes ont réalisé que la possibilité la plus favorable pour eux était de s’aligner sur un ultra nationalisme. Ils essayèrent de prouver qu’ils étaient utiles à l’Etat impérial, utile à la société japonaise et profitèrent donc de la création du sacerdoce d’Etat. Comme de tout temps le bouddhisme avait bénéficié de la protection des empereurs, ils se sont senti avoir une dette de gratitude et devinrent de facto des serviteurs du régime. Non seulement leur soutien à l’empereur fut inconditionnel, mais également dans la foulée leur soutien aux soldats combattants, les aidant de diverses façons et récitant des sutras pour leur victoire. La connexion entre le zen japonais de ces années et l’Etat fut très étroite, ceci donnant lieu à briser les enseignements zen les plus fondamentaux, en fait plus exactement à les interpréter dans un sens très dévié. Entre autres, ils justifièrent une guerre juste, luttant par compassion contre l’ignorance chinoise par exemple, en vertu d’une loi suprême : le Japon, nation irréprochable et terre sacrée, et son empereur, protecteur du bouddhisme, sont les sauveurs et guides pour aider les êtres dans la bonne direction, l’ordre, la défense de noble idéaux pour la cause de la civilisation et de l’humanité. Certains contestataires maîtres zen finirent d’ailleurs sur l’échafaud ou en prison. Cet exemple historique montre de façon claire la part d’ombre qui menace les relations étroites entre toute religion, dans le cas présent le zen, et l’Etat au sein d’une société très hiérarchisée, autoritaire et militaire.
La situation en Birmanie aujourd’hui n’est pas sans rappeler celle du Japon d’avant guerre, augmentée de composantes racistes et ouvertement violentes, soutenues par ailleurs par le régime en place. En effet les musulmans Rohingyas, décrétés apatrides dans leur propre pays depuis 1982, sont systématiquement persécutés et victimes d’un nettoyage ethnique au nom de la religion. Ces exactions sont menées main dans la main par des moines bouddhistes radicaux, l’armée qui est de religion bouddhiste également, et par l’Etat birman qui promulgue à leur égard des lois racistes. Ashin Wirathu, chef de file de cette mouvance ultranationaliste ne déclara-t-il pas : « Préserver notre religion et notre race est plus important que la démocratie. » Là encore la collusion entre une religion étatique telle que le bouddhisme birman et le pouvoir de l’Etat et de l’armée conduit à des débordements impossibles à imaginer au sein d’un bouddhisme tolérant. A côté de cela le bouddhisme occidental paraît idéal et comme illusoire, dans sa foi individuelle et sa pratique méditative, comparé au bouddhisme nationaliste de Birmanie, ou à tout bouddhisme fondamentaliste.
Durant l’histoire du bouddhisme il y eut de nombreux confits entre les grands monastères, comme au Tibet et au Japon où nombre d’entre eux furent détruits par des factions rivales. A l’époque féodale, les monastères possédaient de larges domaines et étaient des propriétaires fonciers qu’ils défendaient au moyen des « moines-guerriers ». Ceux-ci étaient censés protéger à la foi la Loi bouddhique contre l’apparition de nouvelles écoles jugées hérétiques, ainsi que ses symboles matériels tels que monastères et domaines associés. Ils profitèrent également soit de l’appui des princes mongols au Tibet, soit de l’empereur au Japon.
Pendant la quasi-totalité de son existence le bouddhisme a exercé une discrimination envers les femmes. L’histoire raconte que Bouddha lui-même ne finit par accepter les femmes que sous l’influence d’Ananda, son deuxième successeur qui vivait avec lui lié par des relations de famille. Encore aujourd’hui dans la grande partie des cultures bouddhiques la femme est recalée au second rang et l’accès à la haute ordination lui est toujours dénié dans certains pays bouddhistes. Ceci résulte d’une stratégie constante de la part des moines de minimiser toute influence féminine dans des communautés qui sont restées pendant longtemps essentiellement patriarcales. Aujourd’hui en Occident la situation est en évolution, suivant la culture des pays et des sociétés modernes et le nombre de femmes maîtres bouddhistes est en augmentation en Europe et en Amérique. Ceci est un élément essentiel dans le paysage bouddhique car il participe largement à une ouverture plus pacifique et compassionnée de cette pratique spirituelle, les femmes étant généralement moins préoccupées par le pouvoir que leurs homologues masculins. Confondre la maturité spirituelle et le pouvoir est toujours un danger et peut certainement être source de violence ; aussi tout responsable bouddhiste doit-il être constamment vigilant de ne pas se laisser aller à une tendance répandue chez tout être se trouvant en situation de diriger une communauté : exercer un pouvoir.
Il ne faudrait pas déduire de ces quelques exemples, frappants d’ailleurs, que le bouddhisme serait une religion naturellement empreinte de violence. Il y a d’innombrables exemples de très haute éthique humaine, de compassion, de bonté, de tolérance infinie et d’amour qui jalonnent toute l’histoire de cette religion depuis ces débuts en Inde au 6ème siècle avant notre ère. Le bouddhisme s’est toujours adapté aux différentes cultures dans lesquelles il s’est implanté. Le bouddhisme indien originel est très différent du zen chinois influencé en large partie par le taoïsme, lui-même encore différent du zen japonais et maintenant du zen, ou du bouddhisme occidental. En Occident le bouddhisme, et certainement le zen, est devenu une pratique spirituelle qui contient une transcendance au-delà de l’individu qui la pratique. Il ne s’agit plus d’une religion de masse, ou de naissance, ou étatique, mais d’une Voie spirituelle pratiquée par toute personne qui désire trouver un sens à sa vie. La méditation prend une grande place dans cette pratique, méditation silencieuse dans le zen, beaucoup plus grande que les cérémonies et pratiques d’offrandes répandues dans le Sud-est asiatique.
En Occident il est évident que le bouddhisme reste une religion minoritaire par rapport aux grandes religions monothéistes. Ce bouddhisme occidental, qu’il soit imprégné ou non de culture asiatique, n’a de facto aucun rapport particulier avec l’Etat, bien qu’il ne puisse pas être considéré séparé de la société dans laquelle il est pratiqué. Il ne peut donc avoir la tentation d’exercer un quelconque pouvoir, ni de servir le pouvoir politique. Il est considéré comme une religion universelle, en ce sens qu’il est ouvert à tous, une religion pacifique, un idéal de compassion. Ceci, d’après ce que nous venons d’évoquer dans les paragraphes précédents, représente une vision un peu idéale du bouddhisme ou du zen en particulier. Lorsque le terme zen est utilisé dans les sociétés occidentales avancées, il l’est pour évoquer une dimension de calme intérieur, de sagesse délicate, une forme de vacuité propice au silence et au bien-être. En réalité sa pratique demande une détermination réelle, une grande énergie, une foi sans faille et un abandon constant de son ego au profit d’une disponibilité pour autrui. La pratique continue de cette discipline religieuse ou spirituelle est bien loin de l’image projetée par les tabloïdes, les magazines ou le « new age » à vocation égotique. Il a perdu sa composante de religion populaire, de religion de masse, au profit d’une pratique individuelle journalière. En Occident le bouddhisme ou le zen ne représente pas un problème politique, car son influence sur la société reste pour l’instant très marginale. Il faut dire que son introduction dans les sociétés occidentales n’est que très récente au vu de l’histoire. Le bouddhisme a plus de 2500 ans, alors que le zen en Europe n’a que moins de 50 ans. Il n’a pas eu encore le temps de se mêler intimement au tissu social et va certainement encore beaucoup évoluer.